Quartier Japon (QJ) : après avoir interviewé 5 mangaka travaillant avec Quartier Japon, dont 4 étant tes élèves, j'ai souhaité avoir aussi ton point de vue, à la fois en tant que "mangaka sénior" puisque tu exerces depuis plus de 10 années, à ton compte, à présent, et en tant que leur enseignant et mentor. Tu as en effet donné envie à plusieurs d'entre eux de quitter leurs emplois et situations précédents, stables mais "alimentaires", pour se lancer dans leur passion, le dessin et particulièrement le manga.
QJ : Dans un premier temps, tu peux te présenter et présenter quelles sont maintenant tes nouvelles activités et comment tu partages désormais ton temps ? (Voir également les précédentes interviews de David)
David Dao Ngam (DDN) : Moi c'est David Dao Ngam et mon nom d'artiste c'est Mister Mango. En 2010, j'ai eu la chance de faire une école de manga au Japon, Ogaki School. Je suis ensuite rentré en France et, en 2012, avec Stéphane Paumier, on a créé Quartier Japon, une école autour de la culture japonaise, pour apprendre à parler japonais. Moi, je m'occupe de la partie manga.
QJ : Depuis quelques années, tu as une casquette un peu différente ?
DDN : Oui, depuis 2 ans, en même temps que j’ai créé la formation avancée de manga chez Quartier Japon - dans cette formation, nous réalisons des projets beaucoup plus poussés et professionnels que dans les autres formations, à côté de ça, j’ai aussi créé des livres d'apprentissage du manga, avec la maison d'édition Mango Editions.
D’ailleurs, l'année dernière, nous avons eu le projet, avec les élèves de la formation avancée de Quartier Japon, de créer un livre avec cette même maison d'édition, qui s'appelle « 365 Dessins Faciles », un dessin par jour dans l'année !
QJ : Tu as aussi, je crois, renforcé ta présence dans des conventions et des festivals ?
DDN : Je participe à des festivals manga depuis 2012 et, depuis que j'ai sorti ces bouquins de manga, on m'invite à des festivals pour dédicacer ces livres.
QJ : A présent, ces derniers mois ou peut-être ces deux dernières années, comment se partage ton temps entre tes différentes tâches, entre toutes ces différentes activités ?
DDN : Dans la semaine, je donne des cours le mardi avec la formation avancée à Quartier Japon. Avec cette formation, je fais intervenir beaucoup d'auteurs et d’autrices du milieu du manga, mais pas que, puisqu’il y a aussi des illustrateurs 2D 3D, des scénaristes et tout plein de personnes qui travaillent dans le milieu mais avec des métiers différents, dans l’univers de l'art.
A côté de ça, je donne toujours des cours le mercredi à Quartier Japon, cette fois avec la formation manga classique, essentiellement pour les adultes et également les samedis, selon les weekends. Mais souvent, le week-end, je suis en conventions ou dans des festivals manga.
Quand je suis dans les festivals manga, c'est très rythmé la semaine ! C’est donc préparations des affaires et du stock pour le festival et, le vendredi, je pars au festival. Parfois, j'ai des festivals à 5h - 7h de route, en France et à l'étranger, en Europe. Puis, sur place, monter et agencer le stand, ça prend beaucoup de temps. Le samedi et le dimanche, c’est ensuite le festival !
Les week-ends, quand il n'y a pas de festival, je donne des cours le samedi à Quartier Japon, avec les élèves de la formation manga classique, de 10h30 à 18h.
A côté de ça, quand j'ai du temps libre, j'avance mes projets de bouquins avec la maison d'édition. Je prépare aussi les cours ainsi que les futures Master Class de la formation avancée de manga, avec les intervenants extérieurs. Si j'ai le temps, je fais aussi des dessins pour les festivals et aussi pour les projets que j'ai avec les élèves de la formation manga, comme, par exemple, le fanzine de fin d'année scolaire.
C’est donc une semaine très rythmée, mais c'est que du bonheur ! Sans parler qu’il y a un gros boulot à la maison : le rôle de papa depuis 2 ans, pour s'occuper d'une petite fille « Baby Mango » !
QJ : Justement en quoi c'est du bonheur ? En quoi cela apporte quelque chose qui fait que tu es content ?
DDN : Ce que j'aime en fait, à travers surtout la formation avancée du mardi, c'est que je vois des gros changements chez des élèves, par rapport à telle master class ou tel projet : je vois qu'il y a un avant et après la rencontre des intervenants des masters class.
Par exemple Aurel, qui a fait la formation avancée l'année dernière.
J'avais fait intervenir un illustrateur, Thomas Rouzières, pour une Master class sur l'importance de faire des carnets de croquis. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais il y a eu un gros déclic ensuite chez Aurel, car depuis cette master class, il ne fait que des carnets de croquis et, concernant son niveau de dessin, il a passé un cap, qui l'a fait progresser d'une façon incroyable !
Pour moi, ça c'est génial, parce que depuis des années, je dis aux élèves que c'est important de faire des carnets de croquis, mais jusqu’à présent, j'avais l'impression qu'ils le prenaient certes en compte mais je n'avais pas ensuite leur travail qui suivait. Au début, quand je donnais comme devoir de faire des carnets de croquis, certains élèves le faisaient, d'autres non, et je sentais que les élèves le faisaient parce que c'était un devoir. Alors que ce n'est pas la bonne mentalité : il ne faut pas faire des carnets de croquis pour moi ou pour n'importe quelle personne de Quartier Japon. Si on fait des carnets de croquis, c'est pour soi-même et pour progresser. J'ai bien vu que quand je donnais ce devoir aux élèves, les élèves ne faisaient pas de carnet de croquis. Du coup, je trouvais ça dommage.
Mais depuis le passage de Thomas, pas mal d’élèves se sont mis justement à faire des carnets de croquis. Pour moi, c'est ça la force de la formation avancée : c'est que les intervenants vont venir répéter la même chose que j’ai moi-même dite aux élèves, mais d'une autre façon. Et vu que ce sont des personnes qui travaillent dans le métier et qu’ils savent de quoi ils parlent, ils arrivent encore plus à partager leur expérience aux élèves, comment ils ont réussi à progresser, …, et ça, ça parle beaucoup aux élèves. Je peux d’ailleurs donner plein d'autres exemples.
Je rebondis par rapport à un autre élève, Mario, car je crois que c'est important de montrer à quel point il a évolué. Mario aussi, après une master class avec un illustrateur qui fait des dessins directement au stylo bic - Teddy Bellino - suite à cette Master class, Mario a eu une révélation et il s'est mis à dessiner directement au stylo à bic.
Je suis fier de lui et encore plus parce que cette année, pour le concours de Quartier Japon que l'on fait chaque année, Mario a remporté le concours avec un dessin entièrement fait au stylo bic. Le thème c'était « Paris ville capitale ? » et il a fait un décor de Paris entièrement au stylo. Le résultat est bluffant !
QJ : D'après toi, qu'est-ce qui fait qu'un intervenant, toi comme un autre, de vous avoir rencontrés et écoutés, ça fait qu’il y a un déclic qui va se faire chez un élève ? Comment tu analyses ça et comment on pourrait, peut-être, en améliorant telle ou telle chose dans les interventions des intervenants, cela pourrait peut-être susciter plus facilement des déclics chez les élèves ?
DDN : Je pense que chaque artiste a son univers à partager. Par exemple, le dessin au stylo, je ne sais absolument pas faire ça. Ce n'est pas quelque chose que je maîtrise, le dessin réaliste, et je fais souvent venir des intervenants qui ont un univers totalement différent du mien. C'est pour cela que, quand un artiste vient et que c'est son métier depuis des années, il aura plus de facilité à partager et à montrer aux élèves à quel point cette façon de faire pourra les aider à améliorer leur technique.
Par rapport à mon univers, moi je réussis à partager cela aux élèves, mais bien heureusement je ne connais pas tout dans le dessin. C'est ça le charme de cet art : c'est qu’il y a tellement de façons de dessiner et d'univers graphiques que, forcément, chacun des élèves pourra être touché et marqué par tel artiste ou tel invité.
QJ : Toi, par exemple, est-ce que tu touches les élèves toujours autant par rapport au départ ? Est-ce que tu les touches davantage ? Comment tu vois ça ?
DDN : Je pense que ma force à moi, ce que je peux partager aux élèves, c'est mon expérience dans le dessin et comment j'ai réussi à vivre du dessin. Je suis passé par plusieurs chemins, par par des échecs, qui m'ont permis de savoir où aller et que l’essentiel c’est de rebondir par rapport aux échecs, pour pouvoir petit à petit atteindre cet objectif et ce rêve, qui est de vivre du dessin.
Les élèves, ce qui peut les aider aussi, c'est l'expérience des festivals manga. Avec la formation avancée de manga, il y a pas mal d'élèves, pratiquement la moitié, qui vont prendre leur propre stand pendant la Japan Expo.
Là, c'est une grosse pression pour eux, parce qu’habituellement, les élèves viennent sur mon stand et ils ne payent rien : le billet d'entrée, les frais pour avoir un stand, …, tout ça, c'est à ma charge. Mais avec Japan Expo, cette fois-ci, c'est eux qui vont prendre leur propre stand et c'est une pression pour eux en même temps que c'est une fierté de voir que petit à petit ils deviennent des professionnels.
Petit à petit, ils deviennent des professionnels et certains cessent la formation chez Quartier Japon pour d'autres formations dans d'autres écoles, comme Aurel par exemple, ou Yann…
QJ : Et toi, tu ne risques pas de te retrouver un petit peu tout seul, sans tes enfants ?
DDN : Non, au contraire, je suis tellement heureux. En fait, Quartier Japon, c'est comme un passage dans leur chemin pour arriver à leur rêve artistique. Toi, Stéphane, moi et Quartier Japon, on est une marche et on est en soutien pour ces élèves.
Quand je vois que des élèves, en sortant de Quartier Japon, continuent à dessiner et entrent dans des écoles diplômantes, des écoles payantes beaucoup plus poussées, pour y suivre une vraie formation, je suis fier de voir que Quartier Japon a réussi à maintenir cette flamme artistique en eux. Et aussi que grâce à Quartier Japon, il y a des élèves qui sautent des années en rentrant dans des écoles d’art : ils ne font pas la première année et ils passent directement en 2e année par rapport à leur niveau en dessin. Par exemple Lucas, qui est passé directement en 2ème année à l'école manga EIMA de Toulouse et a économisé les 7000 € pour la première année.
QJ : Toi, tu fais progresser les élèves mais, à ton tour, qu’est-ce qui te fait progresser et d’ailleurs est-ce que tu progresses toujours ?
DDN : Oui je progresse énormément ! Ce qui est super avec le dessin, c'est qu'on a tous un style différent, un univers graphique différent et des techniques différentes ; ce qui fait que moi, même si j'ai le statut de prof, j'apprends énormément des élèves. Chaque élève, qu'il soit jeune, ado, adulte, débutant, confirmé, …, chaque élève m'apprend, année après année, jour après jour, mois après mois, des nouvelles façons, pour me permettre d’améliorer ma palette graphique.
Le fait aussi de faire venir aux masters class des auteurs et des artistes qui n'ont rien à voir avec mon univers, cela me fait énormément progresser. Comme la semaine dernière, quand nous avons eu un mangaka, Sourya, qui a fait un manga qui s'appelle « Talli, fille de la lune ».
Il a fait aussi une Master class sur l'encrage à la plume, encre de chine, une technique traditionnelle du Japon et ça m'a donné envie de faire des dessins avec cette technique-là ! Pour moi, c'est tellement important – comme je le dis souvent aux élèves - de sortir de sa zone de confort : « même si vous avez un style et une façon de dessiner, il est primordial de tester d'autres façons de dessiner. Ca va permettre d'enrichir sa palette graphique ! ».
Et ça, c'est le cas pour tous les artistes ; que ce soit dans le dessin que pour d'autres univers, la danse, la musique…
QJ : Maintenant, cela fait deux années que tu t'occupes de cette formation avancée avec succès. Comment tu vois l'avenir ?
DDN : Avec Stéphane, responsable projets à Quartier Japon, et avec Nicolas, le président de Quartier Japon, nous avons ce projet, cette envie, de passer un cap supérieur et de créer une école avec une formation encore plus poussée que la formation avancée : une école post-bac avec beaucoup plus de cours réguliers dans la semaine.
QJ : Pour en revenir au dessin, parmi les autres formes artistiques, en quoi le dessin, la production artistique, a une importance pour les personnes qui vont le lire ou les recevoir ?
DDN : La force du manga, c'est la transmission des émotions : les lecteurs manga s'attachent énormément aux personnages, car il y a un vrai travail qui a été réalisé sur leurs émotions. D'ailleurs, dans la formation avancée de manga, il y a eu une Master class avec un mangaka, Loui, l'auteur de « Red Flower », sur l'importance des émotions à travers les personnages.
Pour moi, pouvoir transmettre ses émotions par et dans son dessin, c'est plus important que de savoir bien dessiner : même si un élève ou un artiste a un niveau technique incroyable dans son dessin, s'il n'arrive pas à transmettre des émotions via son dessin et si ses personnages n'ont pas de vie, ça ne sert à rien. Les plus grands mangakas au Japon ont d’ailleurs percé alors que dans leur dessin manga, ils n'étaient pas à un niveau de dessin des plus extraordinaires par rapport aux autres mangakas de leur époque. Exemple, Demon Slayer et Attaque des Titans.
QJ : Donc, si je comprends bien, transmettre des émotions permet aux lecteurs de vivre des émotions en lisant leurs mangas. D'après toi, c'est ça qui fait la force du manga et qui fait que le manga est toujours aussi présent chez toutes les couches de la population, de tous les âges et depuis tant de décennies ?
DDN : Oui, tout à fait : les lecteurs s'identifient aux personnages et il y a tellement de manga en France, et surtout au Japon, avec des sujets totalement différents, qu'il y a forcément un manga qui peut plaire à chacun. En France, on a souvent cette idée, que le manga, ce n'est que du combat avec de la violence, …, surtout de la part des adultes. Il y a des mangas qui traitent de sujet plus sérieux, comme la société au Japon, le monde du travail, l'importance de garder son âme d'enfant… Exemple, Quartier Lointain de Taniguchi.
QJ : D'une façon générale, à travers cette interview, aurais-tu quelque chose à transmettre aux personnes qui vont te lire ?
DDN : J'ai justement eu cette conversation hier soir, après le cours avec les élèves du cours du mercredi : pour moi, c'est tellement important d'être épanoui dans son travail ! Personnellement, j'ai la chance de vivre du dessin depuis plus de 10 ans et, pour rien au monde, je changerais le métier que je fais actuellement. Je suis tellement épanoui, que j'aimerais que les personnes autour de moi ou même les personnes que je ne connais pas puissent avoir le bonheur de se lever et de pratiquer, comme moi, un métier - ce n'est pas un métier - en fait c'est une passion !
Charlotte, avec qui tu as fait une interview, m'a confié, hier, qu’elle est épanouie et heureuse et que, pour rien au monde, elle ne retournerait dans un boulot avec des horaires fixes, derrière un bureau ! Pour moi, rien que de demander à un patron pour avoir des jours de vacances pour partir, personnellement je trouve ça aberrant. J’ai cette liberté de choisir mes jours de vacances pour partir et profiter de ma famille !
Jordan, lui, il a quitté son boulot il y a 2 ans et maintenant et il vit du dessin. Quand je l’ai vu, récemment, il m'a confié que c'était le jour et la nuit maintenant, par rapport à auparavant ! Je suis tellement heureux de le voir aussi épanoui et pour moi, si Jordan Charlotte et d'autres, …, nous avons réussi à vivre du dessin et bien, c'est à la portée de tout le monde !
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